Écrire ses mémoires : chakras mnésiques !
Puisqu’en novembre dernier, en 2022, donc, nous fêtions le centenaire du décès de Marcel Proust, alors parlons mémoire ou mémoires… d’autant que c’est un sujet d’appréhension, de crainte et parfois de problèmes lorsque l’on commence à vieillir. Lorsque l’on est très très vieux, on ne s’en soucie plus guère.
Mémoire de reconnaissance et mémoire d’évocation
Il y a de nombreuses typologies de l’activité mnésique (souvent dichotomiques, type 1 face à un type 2 et pas de type 3) et l’une d’entre elles, la plus connue, consiste à opposer la mémoire de reconnaissance (devant une phrase, une musique, une situation, un visage ou un événement) quand un souvenir spontané émerge soudainement sans prévenir dans votre périmètre cognitif, face à la mémoire d’évocation qui nécessite souvent volonté et effort pour retrouver une trace mnésique précise, engrangée depuis très longtemps, dont on sait souvent qu’elle existe même si on ne peut pas rappeler l’information sur l’instant (ce qu’on appelle la métamémoire). Il est évident que le deuxième type d’exercice, l’évocation, est beaucoup plus incertain et faillible que le premier.
Ainsi si je vous demande quels genres de camions vous avez vu sur l’autoroute entre Paris et Orléans, vous aurez un peu de peine à me répondre, même si le voyage a eu lieu le matin même. Mais si je vous demande : «Avez-vous un camion anglais rose qui transportait des chevaux avec une grande remorque ? », si c’est le cas, vous me direz oui tout de suite, sans équivoque ni hésitation.
Mémoire récente, mémoire ancienne
D’autre part, il est bien connu qu’en vieillissant les souvenirs anciens sont beaucoup plus facilement retrouvés et racontés que les faits récents, c’est la mémoire récente face à la mémoire ancienne, une autre typologie. C’est ainsi que mes grands-pères (qui ont disparu) me parleraient beaucoup plus facilement de la Guerre de 14 que de leurs dernières vacances, c’est un phénomène bien connu. Comme tous les boomeurs arrivent à un âge plus que canonique, c’est donc très facilement que devenus septuagénaires, ils retrouvent et évoquent des souvenirs vieux de quatre ou cinq décennies, comme Mai 68.
Hélas, il faut savoir et admettre que ces informations sont, forcément, cabossés, déformés et déjà métabolisés en souvenirs de souvenirs de souvenirs, etc. En effet toute nouvelle information, toute nouvelle émotion ou tout nouvel événement, s’ils ont le lien le plus infime qui soit avec un souvenir déjà engrangé précédemment, qu’il y ait longtemps ou non, vont réveiller ce dernier, le renforcer et surtout le modifier, l’adapter et l’actualiser.
Par ailleurs, quand deux personnes voudraient comparer leurs souvenirs, il faut d’abord considérer que la simple sensation et l’interprétation basique d’une information sont, dans l’instant présent, interprétées, assimilées et codifiées de manières très différentes entre ces deux individus… même s’il s’agissait de deux jumeaux homozygotes ayant eu une biographie strictement similaire. Alors imaginez les écarts qui peuvent exister entre deux personnes de sexes différents, d’âges dissemblables, après plusieurs dizaines d’années de vie séparée. Il est clair que l’exercice consistant à écrire sa biographique concerne la mémoire ancienne. Pour ma part, ayant perdu presque tous mes documents sur papier et mes disques durs s’étant crashés, je me retrouve comme un voyageur sans bagage (cf Jean Anouilh). Bref, il ne faut pas faire confiance à sa mémoire pour écrire ses mémoires ; c’est hélas ce que je fais.
Difficultés de rappel
Presque tous les supports physiques de nos souvenirs (les lettres, les cartes, les photos) sont souvent restés en arrière, devenus inaccessibles et on ne peut donc pas leur demander une aide, un renfort ou une preuve. Il est clair que lorsqu’on tente de se rappeler un nom (en particulier propre : patronyme, toponyme, acronyme et tous les autres noms porteurs du suffixe nyme) ou un terme très technique, on peut éprouver des difficultés de rappel bien avant l’âge de la retraite ou hors d’une atteinte de type Alzheimer. Rien ne sert de se concentrer, de se crisper et de se bloquer, tendances négatives à proscrire, car il faut au contraire se relaxer, s’abandonner et laisser tous les chakras mnésiques s’ouvrir ; ils laisseront alors s’écouler lentement le précieux souvenir tant espéré et si longtemps attendu. Lorsque votre esprit sera vide ou presque, ce dont la nature a horreur, il va immédiatement se remplir avec tout ce qu’il trouvera, et faute de substantifique moelle disponible dans l’entourage immédiat, il ira puiser la vérité toute nue au fond des méandres de votre cerveau. Si cela ne marche pas, il faudra bien considérer l’oubli comme un mécanisme actif et dynamique, positif et utile, pour éviter d’encombrer le grenier de votre mémoire de mille choses inutiles et pour vous protéger de pensées dangereuses ou insupportables. Méfiez-vous de tous les contemporains, qui évoquant tels ou tels événements dira : « Je l’entends encore comme si c’était hier ; je le revois faire ci ou ça ». C’est le pire des rappels : déjà, hier c’est très loin, en amont dans le temps et la mémoire sensorielle ne vaut pas tripette.
Pour ma part
Ainsi, pour ma part, écrivant mes mémoire, je m’assois tous les matins à ma table de travail cueillant les émanations apparues durant la nuit comme elles viennent, comme elles se présentent, sans essayer de les orienter ou de les diriger, sachant pourtant que tout était partiellement faux. C’est toute la crème qui surnage encore dans mon cerveau au cri du coq, crème que je baratte à l’ordinateur pour obtenir le beurre de ce récit, car j’adore m’écouter écrire. Je laisse alors se débobiner tout calmement le cours de mon histoire, exercice délicieux jusqu’à ce que l’ordinateur chauffe (lui aussi est vieux.) et décide de s’arrêter, sifflant la fin de la partie. Il faut alors le laisser refroidir tout comme mon cerveau, pour reprendre une heure plus tard le cours de mon histoire mais le charme est souvent rompu, le fil de la trame est cassé et il faut parfois attendre l’action salvatrice et fort efficace d’un nouveau dodo pour que la machine à souvenirs, ma petite fabrique mnésique, se remette en route. Cela me donna souvent un très bon prétexte pour piquer quelques délicieux roupillons.
Texte de Colette
Cet exercice me rappelle un très beau texte de Colette (Sidonie-Gabrielle) tiré de L’étoile Vesper.
« Faut-il vraiment donner le nom de pensées à une promenade, à une contemplation sans buts ni desseins, à une sorte de virtuosité du souvenir que je suis seule à ne pas juger vaine ? Je pars, je m’élance sur un chemin autrefois familier, à la vitesse de mon ancien pas, je vise le gros chêne difforme, la ferme pauvre où le cidre et le beurre en tartines m’étaient généreusement mesurés. Voici la bifurcation du chemin jaune, les sureaux d’un blanc crémeux, environnés d’abeilles en nombre tels qu’on entend, à vingt pas, leur son de batteuse à blé… J’entends sangloter les pintades, grommeler la truie. C’est cela ma méthode de travail… Puis, soudain, un trou mental, le vide, l’abolition, une ressemblance parfaite, je pense, avec ce que doit être le début d’une mort, la route barrée, effacée… N’importe, je me serai bien amusée en chemin. Je ne m’amuse pas toujours ; une nuit entière me voit à la poursuite d’une bribe, d’un nom, d’un mot, qui ne servent même pas mon travail. Un sport, un défi. D’autres malheureux, les écrivains, chassent-ils de même sorte ? L’objet poursuivi me mène rudement, il est aussi habile qu’un gibier traqué dix fois. Il m’arrive, pour qu’il se laisse rejoindre, de le chanter, lui, ses brumeuses homonymies, son rythme entrevu vaguement. S’il s’endort, je dors. Mon repos le rend imprudent et je le capture au matin, innocemment assoupi. Éveillée avant lui, je le saisis. »
C’est exactement ce qui m’arrive toutes les nuits… sauf que je lève souvent bredouille.
La composante émotive
À cela, il faut rajouter deux éléments constitutifs essentiels de notre cerveau. En premier lieu, comme tout le monde le fait, nous affabulons. Avec la plus grande bonne foi et une conviction extrême ainsi qu’une créativité généreuse et une solide fécondité d’idées, tel un petit enfant, nous arrangeons la réalité à notre manière, que ce soit la réalité du présent tout comme celle du passé. Ce n’est pas forcément pour l’embellir et la mettre à notre avantage. Quelle en est la raison ? Sans doute, la composante émotive d’une stimulation prend alors le pas sur la composante rationnelle ou cognitive de celle-ci. Tout le monde n’est pas artiste, mais un peu quand même. Cela débute au niveau purement sensoriel et se poursuit par une construction corticale élaborée capable d’alimenter des interprétations extrêmement complexes qui paraissent parfois fort improbables et peu crédibles à notre entourage. Et il faudra accepter un peu de dyschronie. Elle est à l’origine des contradictions, des incohérences et des différences entre deux récits.
Nos souvenirs sont donc de sacrés menteurs. Ils sont stockés, sous une forme biochimique mystérieuse et encore inconnue, dans notre cerveau presque à notre insu, en tout cas souvent, pour la plupart d’entre eux, sans contrôle conscient de notre part. On peut les garder de manière plus efficace, en tout cas pour les retrouver, en les indiçant, c’est-à-dire en mettant des repères qui, comme des crochets, vont permettre de les attraper et de les récupérer plus facilement que s’ils étaient tous lisses et sans aspérités : des comparaisons, des qualificatifs, des repères spatio-temporels.
Et quid de la madeleine de Proust ? Hélas, le concept a été fourvoyé. Il s’agit d’une impression sensorielle qui vous rappelle un souvenir précis comme si l’événement devenait présent. Sans l’odeur, la consistance et le goût de la madeleine, Proust ne ferait pas surgir de sa conscience un épisode passé le dimanche matin avec sa tante Léonie. Dans son cas, c’était fortuit et inattendu. Pourtant, je sais que si je ne respire pas ce bout de bois de cade posé sur mon étagère, je ne pourrais pas ressentir tout une tranche de mon passé lointain que je ne saurais évoquer spontanément et volontairement sans cet objet.
Docteur Michel Allard
Docteur Michel Allard est médecin retraité et chercheur indépendant.
Il est auteur et co-auteur de plusieurs ouvrages de référence sur la longévité.
Vous pouvez les commander à votre libraire habituel et les retrouver sur leslibraires.fr
Allard, M. (2019) Le bonheur n’a pas d’âge. Paris, France : Le Cherche Midi.
Allard, M. et Robine, J.-M. (2000). Les centenaires français, étude de la Fondation IPSEN 1990-2000. Paris, France : Serdi, coll. « Année gérontologique ».
Allard, M. et Thibert A. (1998). Longévité mode d’emploi. Paris, France : Le Cherche Midi.
Allard, M. (1995). Poèmes sur le temps qui passe, anthologie de la poésie française. Paris, France : Le Cherche Midi.
Allard, M., Lèbre, V; et Robine, J.-M. (1994). Les 120 de Jeanne Calment, doyenne de l’humanité. Paris, France : Le Cherche Midi, coll. « Documents ».
Allard, M. (1991). À la recherche du secret des centenaires. Paris, France : Le Cherche Midi.